« - Tu sais quoi ? Franco est mort.
  - Et alors ?
  J’eus le sentiment de me retrouver suspendu dans le vide, me balançant au bout d’une corde pouvant se rompre à chaque instant et m’envoyer rejoindre toutes les âmes noires du caudillo. Elle avait juste dit : « Et alors ? », et cela avait suffi pour qu’un monde s’écroulât… « Et alors ? » Je venais brutalement de comprendre que la relation affective et charnelle qui m’unissait à Anna cachait, en réalité, une profonde mésalliance. Nous appartenions chacun à des univers parallèles. Nous n’avions pas respiré le même air, ni partagé la même atmosphère. Je me piquais de théologie gauchiste tandis qu’elle tenait la politique pour un art proche du macramé…
… Seul un lit de 2,80 mètres carrés pouvait aplanir ces divergences, atténuer ces différences. Sur cette modeste surface nous laissions à nos corps le soin de prendre le contrôle de la situation. Ils s’acquittaient parfaitement de leur tâche, s’alliant le temps du tournoi, laissant ensuite à chacun, dans le silence de son retrait, le soin d’apprécier les mérites comparés d’une fellation bourgeoise et d’un cunnilungus progressiste. Mais 2,80 mètres carrés de latex haute densité représentaient-ils un socle, une étendue suffisante pour espérer construire une relation amoureuse ? Malgré mes postures désinvoltes, j’avais à l’époque un profond désir de stabilité, le goût d’aimer une femme unique, le plus longtemps possible. J’avais même une idée très précise de cette compagne idéale : une fille qui ressemblerait à Sinika et penserait comme mon frère Vincent, qui serait capable de m’aimer, de me secouer, aussi, quand je faisais fausse route, avec qui je pourrais jouer, bricoler, fumer de l’herbe, dormir dehors, à qui je pourrais raconter l’histoire du carrosse, parler de l’appartement maudit, et auprès de qui jamais, je ne ressentirais le fardeau d’être en vie. Ni la peur de mourir seul. »
Extrait de : Une vie française