« Bien différente eût été leur vie s’ils avaient su à temps qu’il est plus facile de contourner les grandes catastrophes conjugales que les minuscules misères de tous les jours. Mais s’ils avaient ensemble appris une chose, c’était que la sagesse vient à nous lorsqu’elle ne sert plus à rien. »
« Il se souvint d’Angeles Alfaro, l’éphémère et la plus aimée de toute, qui était venue pour six mois donner des cours d’instruments à cordes à l’école de musique, et qui restait avec lui sur la terrasse de sa maison les nuits de lune, telle que sa mère l’avait mise au monde, jouant les suites les plus belles de toute la musique sur son violoncelle dont la voix devenait celle d’un homme entre ses cuisses dorées. Dès la première nuit de lune, un amour de débutants enfiévrés leur avait chamboulé le coeur. Mais Angeles Alfaro était repartie comme elle était venue, avec son sexe tendre et son violoncelle de pécheresse, sur un transatlantique battant le pavillon de l’oubli, et il ne resta d’elle sur les terrasses lunaires qu’un mouchoir blanc agité en guise d’adieu qui, sur l’horizon, ressemblait à une colombe triste et solitaire, comme dans les poèmes des Jeux floraux. Avec elle, Florentino Ariza avait appris ce qu’il avait plusieurs fois éprouvé sans le savoir : que l’on peut être amoureux de plusieurs personnes à la fois et avec la même douleur, sans en trahir aucune. Seul au milieu de la foule sur le quai, il s’était dit, pris d’une colère soudaine : «le coeur possède plus de chambres qu’un hôtel de putes». Son visage était baigné de larmes à cause de la douleur de l’adieu. Cependant, le bateau à peine disparu à l’horizon, le souvenir de Fermina Daza avait de nouveau occupé tout son univers. »
Extraits de : L’amour au temps du choléra