jeudi, novembre 21, 2024 12:54

L’aquaphile – Pierre Desproges (Extrait)

J’étais littéralement fou de cette femme…

Pour elle, aux soirs d’usure casanière où la routine alourdit les élans familiers en érodant à coeur les envies conjugales, je me voyais avec effroi quittant la mère de mes enfants, mes enfants eux-mêmes, mon chat primordial, et même la cave voûtée humide et pâle qui sent le vieux bois, le liège et le sarment brisé, ma cave indispensable et secrète où je parle à mon vin quand ma tête est malade, et qu’on n’éclaire qu’à la bougie, pour le respect frileux des traditions perdues et de la vie qui court dans les mille flacons aux noms magiques de châteaux occitans et de maisons burgondes…

En sa présence, il n’était pas rare que je gaudriolasse ainsi sans finesse, dans l’espoir flou d’abriter sous mon nez rouge l’émoi profond d’être avec elle. Elle avait souvent la bonté d’en rire, exhibant soudain ses clinquantes canines dans un éclair blanc suraigu qui me mordait le coeur. J’en étais fou, vous dis-je.

Ce 16 octobre donc, je l’emmenai déjeuner dans l’antre bordelais d’un truculent saucier qui ne sert que six tables, au fond d’une impasse endormie du XVème où j’ai mes habitudes. Je nous revois, dégustant de moelleux bolets noirs en célébrant l’automne, romantiques et graves, d’une gravité d’amants crépusculaires…

J’étais au bord de dire des choses à l’eau de rose, quand le sommelier est arrivé. J’avais commandé un Figeac 71, mon saint-émilion préféré. Introuvable. Sublime. Rouge et doré comme peu de couchers de soleil. Profond comme un la mineur de contrebasse. Éclatant en orgasme au soleil. Plus long en bouche qu’un final de Verdi. Un vin si grand que Dieu existe à sa seule vue.

Elle a mis de l’eau dedans. Je ne l’ai plus jamais aimée.

 Pierre Desproges - Chroniques de la haine ordinaire 

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